Les types de données
1. Contexte et objectifs de recherche
Développée depuis la fin du 19e siècle, l’insémination artificielle représente aujourd’hui la pratique de procréation médicalement assistée (PMA) la plus courante[1]. Au Canada, environ 8 000 personnes y recourent chaque année, toute configuration familiale confondue[2]. Or, bien que la plupart des pays aient mis en œuvre un certain nombre de mesures pour l’encadrer, l’insémination artificielle demeure la pratique de PMA la moins régulée[3, 4] et plusieurs déplorent que des enjeux importants (comme la tenue, la conservation et la mise à jour des dossiers des donneurs, la vérification de leurs antécédents médicaux, le dépistage génétique, etc.)[3, 5, 6] soient laissés à la discrétion des cliniques/banques de sperme ou fassent l’objet uniquement de recommandations professionnelles, sans que l’on ne puisse en vérifier ou en exiger la mise en pratique[3]. Une étude menée par l’organisme US Donor Conceived Council révèle pourtant que la plupart des banques de sperme américaines ne se plient pas aux recommandations de l’American Society for Reproductive Medicine (ASRM)[7]. Au Canada, en cas de manquements ou d’accidents dans les procédures de gestion de la qualité des dons de sperme, ce sont les établissements eux-mêmes qui sont responsables de mener des enquêtes et de rédiger des rapports[8, 9]. On voit bien là les limites de l’auto-régulation de l’insémination artificielle. Cette situation a donné lieu à un certain nombre de dérives[10-13], dont l’insémination frauduleuse. Celle-ci survient lorsque le médecin qui pratique l’insémination substitue sciemment l’échantillon de sperme choisi par les parents par un échantillon de sperme différent (celui d’un autre donneur, d’un autre patient de la clinique ou du médecin lui-même), et ce, à l’insu des parents et sans leur consentement[14]. Pendant plus de 40 ans, des médecins ont pratiqué des inséminations frauduleuses sans jamais être inquiétés, profitant d’un vide juridique en la matière[4, 8, 15]. Aujourd’hui, on recense environ une cinquantaine de médecins ayant commis de tels actes en Amérique du Nord[16-20], en Amérique du Sud[21], en Europe[22], et en Afrique[21]. Près de 500 cas d’insémination frauduleuse ont été découverts[21], dont les plus récents ont eu lieu au début des années 2010[15]. Avec la médiatisation de ces cas et le recours croissant aux tests ADN commerciaux et aux sites de généalogie, ces chiffres vont vraisemblablement augmenter.[23-25] Cela étant, la mise au jour de l’insémination frauduleuse ne conduit pas nécessairement à sa condamnation sociale et juridique[14, 15, 23, 26]. En réaction à ce manque de reconnaissance et dans le sillage des instances qui militent en faveur des droits des personnes conçues par don et de leurs familles, un certain nombre de revendications sociales commencent à se faire entendre pour faire reconnaître les répercussions psychologiques et sociales de l’insémination frauduleuse et prendre des mesures préventives[27] et punitives en la matière[4]. Avec les développements en matière biomédicale, les chercheurs observent en effet une remise en question de l’expertise scientifique et l’émergence de nouvelles formes d’agentivité, d’autonomisation, de résistance[28-31]. Si ces enjeux ont été largement documentés ces 20 dernières années dans d’autres contextes de santé[28, 29, 32-37], ils l’ont très peu été dans le champ de la procréation assistée[28]. Or, les transformations les plus significatives qu’a connues ce champ ont été impulsées par ces revendications sociales, comme la levée de l’anonymat des donneurs[38-40]. Aujourd’hui, un mouvement comparable s’observe en matière d’insémination frauduleuse[4]. Étant donné les liens qui unissent le bio-marché de l’insémination artificielle au Canada et aux États-Unis[3] et la prééminence des revendications contre l’insémination frauduleuse dans ces deux pays[14], nous nous proposons d’examiner le processus par lequel un certain nombre d’acteurs canadiens et américains œuvrent à définir l’insémination frauduleuse comme un problème social qui demande une réponse réglementaire. Plus précisément, il s’agira de poursuivre les objectifs suivants : 1) cerner l’émergence, la nature et l’évolution des revendications en matière d’insémination frauduleuse; 2) identifier les acteurs qui formulent ces revendications; les buts qu’ils poursuivent; les stratégies qu’ils mettent en œuvre; 3) analyser les enjeux structurels qui entravent ou favorisent la traduction de ces revendications en réponse réglementaire.
2. Recension des écrits
Très peu de recherches ont été menées sur l’insémination frauduleuse[8, 14, 15, 23-26, 41-44]. La plupart des écrits sur ce sujet sont des articles juridiques qui détaillent les cas des médecins dont les actes frauduleux ont été mis au jour, les principes éthiques qu’ils piétinent, la difficulté de les poursuivre en justice et la nécessité de changer la législation pour que l’insémination frauduleuse soit condamnée sur le plan civil et pénal [8, 14, 15, 23-26, 41, 42]. À notre connaissance, seuls trois articles contiennent des données empiriques sur les répercussions psychosociales de l’insémination frauduleuse [14, 43, 44]. Mais tous ont pour point commun de souligner le manque de reconnaissance sociale et juridique qui entoure ce phénomène. En effet, l’expérience des personnes concernées est invisibilisée et les répercussions sur elles minimisées[14, 44]. Certains écrits mettent d’ailleurs en lumière les représentations sociales qui entourent les personnes qui ont recours à la PMA pour fonder une famille[14, 23]. L’étiquette de « personnes désespérées » qui leur est accolée fait en sorte que la concrétisation de leur projet parental rend caduques les circonstances contestables entourant leur insémination[14, 44]. De plus, lorsque le médecin a utilisé son propre sperme lors de l’insémination, le prestige social associé à son statut fait écran à l’aspect préjudiciable de l’insémination frauduleuse[14]. Or, les recherches empiriques sur l’expérience des personnes concernées révèlent que cet acte n’a rien d’anodin[14, 43, 44]. Certaines mères le comparent à un viol[14] et tous décrivent la découverte de l’insémination frauduleuse comme un choc qui génère un sentiment de honte, de colère, de dégoût[14, 43, 44]. Pour certaines personnes issues de ce type de conception, cela remet en question leurs fondements identitaires[14]. Lorsque la découverte de l’insémination frauduleuse coïncide avec le dévoilement de la conception par dons de sperme, cela peut représenter un double traumatisme, dont les effets psychologiques et les répercussions sur les relations familiales perdurent dans le temps[14, 43, 44]. De plus, l’insémination frauduleuse entraîne un deuil du projet parental, des inquiétudes par rapport à l’identité ou aux antécédents médicaux du « donneur », une redéfinition des contours biologiques et un affaiblissement des liens de filiation[43, 44]. Ces travaux empiriques montrent ainsi que la souffrance et les ramifications profondes qui découlent de l’insémination frauduleuse se heurtent à un contexte social de rapports inégaux entre des médecins auréolés de prestige de par leur position socioéconomique et des « patient.e.s » aux prises avec des enjeux de fertilité. Par ailleurs, les parents victimes d’insémination frauduleuse hésitent à entamer des poursuites judiciaires contre le médecin de peur de l’impact que cela pourrait avoir sur eux et sur leur famille[23]. Ceux qui décident de saisir la justice sont souvent déçus par la réponse judiciaire[14, 15, 23-26, 42]. En effet, même si l’insémination frauduleuse devrait en théorie donner lieu à des actions civiles (pour faute professionnelle médicale, fraude, acte de violence) et pénales (pour agression sexuelle dans le cas où le médecin a utilisé son propre sperme)[8, 14, 23], les délais de prescription, la destruction de preuves (comme les registres médicaux) et le manque de concordance entre les actes du médecin et les dispositions du droit civil et pénal, rendent très difficile sa condamnation[8, 14, 41]. La non reconnaissance sociale se double par conséquent d’une non reconnaissance juridique. Si le droit, en l’état actuel des choses, ne permet pas de condamner l’insémination frauduleuse, les auteurs proposent la voie législative comme levier d’actions tout en précisant que ce le levier a été impulsé par les personnes directement concernées par l’insémination frauduleuse[14, 23, 25] [24]. Le processus et les dispositions des lois votées dans certains états américains sont décrites dans différents articles[8, 14] et la nécessité de les étendre à d’autres états est mise de l’avant[8, 25]. Si la littérature permet d’éclairer les répercussions de l’insémination frauduleuse et la nécessité de changer de telles pratiques, à notre connaissance, aucune étude n’examine sociologiquement le processus par lequel les revendications en matière d’insémination frauduleuse sont formulées et diffusées, d’une part, et reçues et traitées, de l’autre.
3. Cadre de recherche
Pour pallier cette lacune, nous nous appuyons sur la théorie de la construction des problèmes sociaux[45-51] afin d’examiner comment l’insémination frauduleuse a été définie comme un problème social qui requiert une réponse réglementaire. Selon ce cadre, les problèmes sociaux se construisent à partir d’activités entreprises par des individus ou des groupes consistant à formuler des griefs ou des revendications en lien avec une situation particulière, perçue comme indésirable, et ce, dans le but de la transformer[51]. Dans ce processus de construction d’un problème social, interviennent, d’un côté, les personnes à l’origine des revendications (claim-makers) qui mènent des activités de requête; de l’autre, les personnes qui qui mènent des activités de réponse en jugeant et en évaluant l’importance de ces revendications (audiences)[51]. Depuis son élaboration en 1977 par Spector et Kitsuse[52], ce cadre a connu un important retentissement en sciences sociales[38, 53-55] et a été mobilisé dans l’examen de plusieurs problèmes sociaux : la maltraitance envers les enfants[56]; la conduite en état d’ébriété[57]; la violence faite aux femmes[58]; la pédocriminalité[59]; l’intimidation[60], ou encore l’anonymat des donneurs de gamètes[38]. Le plus grand apport de ce cadre a été de compléter l’examen des problèmes sociaux en y incluant la part subjective qui les sous-tend[45, 47, 48, 53, 55]. Autrement dit, en plus des conditions objectives dans lesquels ils émergent, les problèmes sociaux se définissent en fonction des significations qu’en ont les acteurs et des activités sociales qui leur donnent forme[45, 47, 48, 53, 55]. Par ailleurs, ce cadre a permis de proposer une analyse historique de l’évolution définitionnelle des problèmes sociaux[38, 54]. Le modèle chronologique élaboré par Spector et Kitsuse[51] (natural history model) ne se limite pas pour autant à retracer chronologiquement les événements qui marquent la reconnaissance publique d’une condition en termes de « problème social », il consiste surtout à identifier les étapes communes par lesquelles une condition sociale est perçue comme un problème[54]. Aussi, ils cernent quatre étapes[51]. La 1re étape concerne les activités par lesquelles le groupe ou les individus tentent d’affirmer l’existence d’une situation, de la définir comme offensante, préjudiciable ou indésirable, de faire connaître publiquement leurs revendications et de la transformer en enjeu public ou politique. À cette étape, des stratégies sont mises en œuvre pour faire valoir ces affirmations et acquérir du soutien en construisant une controverse publique. À la 2e étape, la légitimité des revendications acquiert une reconnaissance officielle (des pouvoirs publics). Cela peut mener à des propositions de réformes, une enquête officielle ou la création d’une agence qui traite ces revendications. La 3e étape se définit par l’émergence de revendications et de requêtes supplémentaires, qui découlent d’un mécontentement par rapport aux mesures prises (à l’étape 2). Enfin, la 4e étape implique le rejet par le groupe à l’origine des revendications des mesures prises et l’exploration de voies alternatives. Bien sûr, la construction et la légitimation d’un problème social est trop complexe pour être expliquée selon un modèle linéaire[38, 51], mais ces étapes serviront de balises dans l’examen de la construction du problème social qu’est l’insémination frauduleuse. En revanche, ce cadre a été critiqué pour l’attention insuffisante qu’il accorde au contexte social dans lequel s’inscrivent les revendications sociales[47-50, 53, 55, 61]. Or, la prise en compte du contexte est essentielle pour comprendre les activités de requête et de réponse : qui les mènent, sur quoi elles portent, le moment et le lieu où elles surviennent, comment et pourquoi elles se présentent? [47-49, 61] Dans le projet proposé, une attention particulière sera accordée au contexte des médias sociaux et des institutions politiques[48, 50, 61, 62] dans la construction du problème social qu’est l’insémination frauduleuse.
4. Importance, originalité et contribution du projet de recherche
Depuis plusieurs années, les préoccupations concernant la procréation médicalement assistée sont manifestes[72-74]. Cela est vrai au Québec, comme en témoignent des rapports publiés depuis 10 ans par différentes instances[72, 75, 76] réclamant un meilleur encadrement de ces pratiques. Il en va de même à l’échelle nationale où le gouvernement a tenu une consultation publique en 2017-2018 visant à renforcer la loi sur la procréation assistée.[77] L’insémination frauduleuse s’inscrit dans ces préoccupations puisqu’elle soulève des questions, entre autres, de consentement libre et éclairé, d’autonomie et de bien-être du patient, d’abus de pouvoir, d’abus de confiance[26], et qu’elle entraîne des répercussions psychosociales considérables[26]. Or, si l’on veut saisir les transformations en matière de PMA, il est important d’examiner les forces à l’œuvre, y compris celles qui émanent de la société civile. En l’occurrence, les revendications sociales qui émergent en matière d’insémination frauduleuse bousculent le statu quo en matière de PMA. Il est donc important d’examiner le processus par lequel ces revendications se transforment (ou non) en réponse réglementaire. Par ailleurs, l’insémination frauduleuse demeure un phénomène très peu documenté, comme le démontrent la récence et la rareté des écrits scientifiques à ce sujet[44]. L’expérience subjective des personnes concernées est soit évacuée des débats bioéthiques, soit traitée de manière « sensationnaliste » dans certains médias. De plus, si les luttes sociales en contexte de santé ont retenu l’attention des chercheurs ces 20 dernières années, le contexte des technologies reproductives reste peu, voire sous-documenté. L’originalité de ce projet réside dans le fait de croiser deux champs de recherche qui se tournaient le dos jusqu’ici et de redonner ainsi aux personnes concernées par l’insémination frauduleuse toute leur agentivité en mettant en lumière les processus par lesquels elles deviennent des acteurs de changement social. Enfin, les données empiriques générées auront comme contributions de nourrir le débat social en proposant des pistes d’action grâce à la rédaction d’une note politique à l’intention des décideurs.
3. À partir des informations contenues dans l’extrait C, veuillez répondre aux questions suivantes :
Donnez deux exemples de données factuelles.