Chapitre 4 Risques psycho-sociaux Flashcards

1
Q

Succès RPS Le développement des métiers du secteur tertiaire

A

Au sortir des 30 glorieuses, les économies occidentales, notamment la France, réduisent la part des secteurs primaire et secondaire au profit du secteur tertiaire. L’économie française s’oriente progressivement vers une dominante “service”, dans laquelle le rapport de force employeur/employé est moins favorable au second, notamment du fait d’une faible présence syndicale dans ces métiers. Ainsi les salariés des métiers de service deviennent majoritaires, avec des problématiques de santé liées au travail qui ne sont pas celles des travailleurs des secteurs primaires ou secondaires, dans lesquels les contraintes principalement physiques dominent. Progressivement émergent des “nouvelles” pathologies liées au travail : fatigue psychique, sentiment d’épuisement face au travail sans fin du service aux individus, qui ont en commun d’être formulées d’abord au singulier (“je n’en peux plus, je ne suis plus à la hauteur”), et non au pluriel (“nous dénonçons les cadences infernales imposées par l’employeur”). La conjugaison d’abord singulière, et non plurielle, des maux du travail, est un aspect marquant de l’évolution du rapport social au travail (Ehrenberg, 1991).

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
2
Q

Succès RPS L’intensification des rythmes et la procédurisation du travail

A

La numérisation de nos vies en général, et plus spécifiquement en ce qui nous concerne ici, de l’économie, s’est notamment traduite par une accélération des flux d’informations et leur croissance exponentielle. Les tâches effectuées sont de plus en plus nombreuses, et surtout, de plus en plus “calibrées” par des procédures dont il est difficile de s’extraire. Il en résulte un sentiment diffus de “contrariété” à l’égard de contraintes qui imposent de faire le travail d’une certaine manière, avec peu de marges de manoeuvre pour y aposer sa touche personnelle. On se rapproche alors de ce que la clinique de l’activité nomme “l’activité empêchée”, dont on sait qu’elle est une source de mal être au travail, et la conséquence d’un enfermement du geste professionnel dans un carcan procédural étouffant. Nous évoquerons dans ce chapitre les analyses développées par les cliniciens de l’activité à ce propos.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
3
Q

Succès RPS L’augmentation du niveau d’éducation

A

L’élévation du niveau de formation de la population est une tendance profonde depuis 40 ans. Cette élévation en appelle une autre, celle des attentes et espoirs à l’égard de la carrière professionnelle. Or, si les trajectoires individuelles sont en phase avec les formations effectuées, il apparaît que les espoirs sont assez souvent, et rapidement, déçus par la réalité du travail effectué. Cela fait écho au point précédent, d’un rétrécissement du potentiel d’expression des potentialités individuelles au travail. Tout semble se passer comme si après avoir fait beaucoup de sacrifices, et engagé des moyens importants en temps, argent, et énergie personnelle, dans un projet de formation, les individus se trouvent souvent dans des postes qui sont largement en deçà de leurs attentes. D’autre part, la diversification des parcours individuels, soutenue par une offre très développée de formations potentielles et accessibles, conduit le travailleur à juger de manière assez isolée sa satisfaction professionnelle. Là aussi, l’expérience de la satisfaction ou de l’insatisfaction au travail se conjuge d’abord au singulier.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
4
Q

Succès RPS Les RPS comme objet d’enjeux politiques.

A

Les trois premiers facteurs que nous avons évoqués n’ont pu à eux seuls propulser les RPS sur le devant de scène sociale. Il leur a fallu des porte-voix qui auront, chacun avec ses intérêts propres, identifié dans cette dynamique sociale une opportunité pour ouvrir un nouveau champ d’action. Les RPS se sont imposés dans le débat social français suite à l’Accord National Interprofessionnel (ANI) sur le stress au travail signé par les partenaires sociaux en 2008. Cet ANI propose des indicateurs pour dépister le stress au travail, et un cadre pour le prévenir. Ce qui était jusqu’alors essentiellement un sujet de préoccupation de spécialistes (médecins du travail, psychologues, ergonomes) s’est imposé comme un objet de négociation légalement incontournable. Les directions d’entreprises, les représentants du personnel, les syndicats, ont alors intégré dans leurs pratiques de dialogue social cet objet nouveau, et un peu flou, que sont les RPS. Ils ont été, et le sont toujours, accompagnés par des cabinets de conseil en prévention des RPS. Ceux-ci ont vu s’ouvrir un vaste terrain de développement de leurs activités, d’autant plus que les RPS relèvent d’un curieux mélange d’organisation, de management, et de psychologie. La nature même du concept de RPS plonge les acteurs concernés dans des débats interminables sur les causes, et les solutions à apporter, au stress au travail. Pour forcer le trait, on peut dire que les employeurs envisagent le stress comme le résultat d’une mauvaise adéquation entre les contraintes du travail, et le profil du salarié, quand les syndicats pointent uniquement la responsabilité de l’entreprise d’une mauvaise organisation du travail. Au sein des entreprises, les échanges et négociations autour des RPS sont donc complexes et souvent difficiles. Peut être que le plus important est de ne pas s’attacher au “rêve” d’un travail sans stress, mais de constater que le débat s’installe dans les organisations, et que lentement, les mentalités évoluent.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
5
Q

paradigmes majeurs RPS

A

Nous n’avons pas ici l’ambition de brosser un tableau exhaustif des théories en lien avec les RPS, mais plus modestement d’en relever des caractéristiques importantes, pour mieux saisir ce qui est en jeu en arrière plan, lorsque l’on s’interroge sur les liens entre la psychologie et les RPS. Deux paradigmes majeurs organisent les débats. Le premier est porté par une grande partie de la littérature, anglo-saxonne notamment, en psychologie sociale, du travail et de la santé. On y appréhende l’individu au travail en tant que “calculateur” du rapport coût-bénéfice qu’il peut tirer de son rapport au monde professionnel. Ce travailleur est envisagé dans une logique essentiellement individuelle, où autrui est un moyen pouvant aider ou contrarier son parcours. Il est lui même calculé, mesuré, afin de saisir le moment précis où ses capacités seront mises à mal par son environnement de travail. Le second paradigme place le contexte de travail, et notamment le collectif dans lequel évolue l’individu, comme niveau d’analyse principal. Cette littérature est plus marginale numériquement dans les statistiques de publication. Probablement car elle est essentiellement portée par des chercheurs français, en français, mais aussi du fait du regard qu’elle adopte sur les RPS. Dans cette perspective, les RPS peuvent aussi se lire comme des Ressources Psycho-Sociales, et non seulement comme des Risques Psycho-Sociaux. Il ne s’agit pas seulement d’une simple bifurcation sémantique, mais d’une perspective théoriquement radicalement différente. On y envisage le travail comme un facteur identitaire majeur dans la vie de l’individu. On considère que le travailleur n’est pas porteur de caractéristiques figées, définissant des limites de compétences et d’efficacité qui seraient mesurables précisément, mais au contraire d’un potentiel de développement à encourager. Le développement du travailleur, et de son travail, contre la mesure de ses qualités finies, tel est le débat dont nous tenterons de poser les bases dans les lignes qui vont suivre.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
6
Q

Approche comptable du travail

A

Nous allons présenter de manière synthétique quatre modèles théoriques très répandus dans la littérature qui s’intéresse aux RPS : les trois modèles du stress de Karasek, de Siegrist, de Bakker et Demerouti, et celui du burnout de Maslach. Le modèle du stress de Karasek est basé sur l’idée que le stress provient d’un dépassement des moyens dont dispose le travailleur pour faire face à la demande qui lui est faite. Le modèle de Bakker et Demerouti envisage lui aussi le stress comme la résultante d’un dépassement des ressources par les contraintes, mais il étend leur définition au delà du modèle de Karasek. Le modèle de Siegrist postule que le stress découle d’un sentiment de déséquilibre entre les bénéfices et les efforts du travailleur. Le modèle du burnout de Maslach décrit l’état psychologique dans lequel l’individu peut se sentir lorsqu’il fait face durablement à une situation de stress important.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
7
Q

Modèle de Karasek

A

Le modèle de Karasek ( Karasek & Theorell, 1990) est le modèle le plus utilisé et le plus influent. Ceci est certainement lié à sa simplicité qui intéresse autant les chercheurs que les praticiens. En effet, ce modèle comporte peu de variables et il est facilement mobilisable à l’aide d’un questionnaire facilement accessible (Le Job Content Questionnaire). Karasek s’est d’abord inspiré des études menées en Europe du Nord portant sur les effets protecteurs de l’autonomie. Le second facteur organisationnel est au contraire un facteur délétère qui est source de tension psychologique, il s’agit de la demande, responsable d’un état « déplaisant, improductif et pathologique à long terme » (Karasek & Theorell, 1990,p. 33) appelé job strain. L’originalité de ce modèle réside dans le fait que ces deux facteurs (autonomie et demande) agissent de manière interactive et non de manière cumulative sur le job strain. Pour Karasek, la demande reflète la quantité de travail ainsi que la pression temporelle exercée sur le salarié. Le contrôle reflète la possibilité qu’a le salarié d’avoir une influence sur la manière dont il va pouvoir organiser ses journées de travail. La situation la plus délétère correspond à une demande élevée et à une autonomie faible. Ainsi, un degré élevé d’autonomie protège le salarié des effets négatifs d’une demande importante. Le modèle original s’enrichit en 1990 (Karasek & Theorell, 1990) par l’ajout du soutien social, censé atténuer les conséquences négatives de situations de travail associant des demandes élevées à peu de contrôle.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
8
Q

Modèle de Bakker et Demerouti

A

Les publications faisant appel à ce modèle sont de plus en plus nombreuses, concurrençant celles basées sur le seul modèle de Karasek. Ce modèle est principalement utilisé pour prédire le burnout (Demerouti & al., 2001), l’engagement au travail (Bakker, Van Veldhoven, & Xanthopoulou, 2010) ou l’enthousiasme au travail (Fagerlind, Gustavsson, Johansson, & Ekberg, 2013). De plus, les conséquences organisationnelles sont également envisagées avec l’absentéisme et la performance au travail. Une des raisons de la popularité de ce modèle réside dans sa flexibilité. Selon cette théorie, les caractéristiques professionnelles peuvent être envisagées selon deux grandes catégories : les ressources et les demandes. Par conséquent ce modèle peut être appliqué à tous les environnements professionnels et peut être adapté à tous les métiers. Les demandes englobent les aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels impliquant un effort (physique ou mental) de la part de l’individu. Par exemple, une pression temporelle élevée, des demandes émotionnelles fortes peuvent être considérées comme des demandes. Ces demandes ne sont pas nécessairement négatives, mais elles le deviennent quand les individus ne parviennent pas à y faire face malgré les efforts fournis. Les ressources comprennent les aspects physiques, psychologiques, sociaux et organisationnels et qui permettent de a) réduire la demande et les coûts physiologiques et psychologiques associés à celle-ci, b) stimuler l’épanouissement personnel, c) fonctionner de manière à réussir ses objectifs professionnels (Demerouti & Bakker, 2011). Par exemple, une bonne utilisation des compétences, un feedback de la hiérarchie, des opportunités de carrière, des possibilités de formation sont considérées comme des ressources.

Le deuxième axiome de cette théorie concerne la distinction entre deux processus : l’atteinte de la santé (health impairment) et le processus motivationnel (motivational process). Alors que les demandes professionnelles sont généralement associées à des problèmes de santé, les ressources sont considérées comme des prédicteurs de l’engouement au travail, la motivation ou l’engagement au travail. Les demandes épuisent l’individu alors que les ressources emplissent ses besoins psychologiques, d’autonomie et de compétence. Il existerait donc un circuit délétère (energy driven process), et un circuit vertueux (motivation driven process) que certaines études empiriques semblent confirmer, par exemple sur un échantillon important de salariés travaillant sur une plateforme téléphonique (Bakker, Demerouti, & Schaufeli, 2003). Ce modèle a connu un prolongement avec l’inclusion des ressources personnelles (Bakker, Demerouti, & Verbeke, 2004). Ces ressources incluent notamment une auto évaluation positive faisant référence à la capacité de contrôler des situations et d’y faire face de manière adaptée. Au niveau empirique, cela revient à intégrer des variables de personnalité telles que l’optimisme, l’estime de soi ou l’auto-efficacité (Xanthopoulou, Bakker, Demerouti, & Schaufeli, 2007).

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
9
Q

Modèle de Siegrist

A

Le modèle ERI (Efford Reward Imbalance) de Siegrist (1996) est plus récent que celui de Karasek. Il met l’accent sur la reconnaissance plutôt que sur l’autonomie. Le stress au travail serait le résultat d’un déséquilibre entre les efforts (correspondant aux stresseurs organisationnels) et la reconnaissance associée (en termes de salaire, de reconnaissance, de sécurité au travail, d’opportunités de carrière etc…). Un manque de réciprocité entre les efforts consentis et leur reconnaissance conduit à un état de stress, lui-même lié à des conséquences délétères. À ces deux dimensions s’ajoute le surinvestissement, ou la propension à se surinvestir dans le travail. Selon Siegrist, cette caractéristique de personnalité est susceptible d’exacerber le risque lié au déséquilibre entre efforts et récompenses ; en effet, les personnes ayant un fort surinvestissement dans le travail seraient plus enclines à déployer plus d’efforts que nécessaire et seraient donc plus exposées au déséquilibre efforts récompenses.

Alors que le modèle de Karasek se réfère uniquement à des variables organisationnelles, nous observons que celui de Siegrist intègre des facteurs individuels avec le surinvestissement. L’autre différence porte sur le niveau d’appréciation : Siegrist insiste plus sur le déséquilibre perçu entre efforts et reconnaissance alors que Karasek évalue séparément la demande et l’autonomie. Dans le modèle de Siegrist, ce serait bien le ratio entre les efforts déployés et la reconnaissance perçue qui permettrait de prédire des issues professionnelles défavorables (Van Vegchel, De Jonge, Bosma, & Schaufeli, 2005). La combinaison de ces trois facteurs permet de prédire différentes pathologies : les maladies cardiovasculaires (Siegrist, 2010), une santé perçue détériorée (Ostry, Kelly, Demers, Mustard, & Hertzman, 2003), des troubles psychiatriques mineurs (Sakata et al., 2008), de la fatigue ou des difficultés liées au sommeil (Fahlén & al., 2006), l’absentéisme pour cause de santé (Head et al., 2007) ou des symptômes de burnout (Bakker, Killmer, Siegrist, & Schaufeli, 2000).

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
10
Q

Modèle du burnout de Maslach

A

Quand on parle de RPS, le burnout est le concept le plus couramment évoqué dans le milieu scientifique comme dans le milieu professionnel. A l’origine, l’étude du concept de burnout s’est développée dans des secteurs à forte dominante relationnelle (travailleurs sociaux, personnel de santé, éducation). Ce phénomène désignait des travailleurs qui n’avaient plus les ressources physiques et émotionnelles pour s’occuper efficacement des patients ou des élèves. Le terme de burnout fait clairement référence à ce processus d’épuisement avec des travailleurs qui se sentent vidés, au bout du rouleau. Il est difficile de dissocier ce concept du questionnaire qui a permis de l’opérationnaliser. Le Maslach Burnout Inventory (Maslach & Jackson, 1981) est encore aujourd’hui l’outil le plus utilisé dans la littérature portant sur le stress professionnel. Schaufelli et Enzman (1998) rapportent que 90% des études empiriques ont recours à cet outil. Le MBI évalue trois dimensions du burnout : l’épuisement émotionnel, la dépersonnalisation, et la baisse de l’accomplissement de soi. L’épuisement émotionnel est considéré comme la première manifestation du syndrome du burnout. Il est décrit comme «le sentiment d’être exténué et vidé de ses ressources physiques et émotionnelles ». Ce statut particulier de l’épuisement émotionnel conduit certains chercheurs à considérer uniquement ce facteur considéré comme critique. La dépersonnalisation serait une conséquence de l’épuisement émotionnel, avec une incapacité de prendre en compte la détresse d’autrui, ce qui conduit les travailleurs à agir de manière impersonnelle, distanciée. L’accomplissement personnel décrit dans quelle mesure l’individu se sent compétent pour mener à bien ses fonctions. Ce facteur a un statut particulier dans la mesure où il est entièrement dépendant des deux premiers facteurs et ne doit pas être considéré comme étant à l’opposé de l’épuisement émotionnel et de la dépersonnalisation.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
11
Q

De quel salarié nous parlent les modèles répandu dans la littérature RPS ?

A

Le succès des modèles du stress et du burnout que nous venons de décrire tient autant à leurs contenus qu’aux outils de mesure quil leur sont associés. Il faut bien voir ici que la diffusion internationale de ces conceptions du stress et du burnout tient, au delà de leur nature, à la possiblité de les mesurer “précisément”, dans toutes les langues, en offrant l’opportunité de la comparaison entre pays, entre entreprises, entre services, entre personnes. L’idéal gestionnaire conduisant la marche économique rencontre alors la possiblité de peser, pour mieux gérer, l’économie psychique du salarié. Evidemment il ne s’agit pas de nier l’apport de ces outils de mesure. Ils rendent possible l’objectivation de maux qui jusqu’alors n’avaient que la parole, subjective, comme voie d’expression.

Ils ont largement contribué à la diffusion, chez les spécialistes, mais aussi auprès du grand public, de connaissances sur les causes et les conséquences du bien être et du mal être au travail. Cela s’est révélé être un atout décisif dans la construction d’une législation autour des RPS. Il y a pourtant des présupposés derrière ces modèles théoriques, qui nécessitent d’être clairement énoncés, car ils condionnent la réprésentation que les esprits peuvent véhiculer à propos des RPS.

On notera que ces concepts théoriques, et leurs outils de mesure, s’adressent à l’individu, et non au groupe ou collectif de travail, dans lesquels il évolue au quotidien (Allard-Poesi & Hollet Haudebert, 2012). L’appréciation des conditions de travail, des niveaux de stress ou de burnout par exemple, est envisagée comme la simple addition des opinions individuelles. La psychologie sociale est tout de même bien placée pour savoir depuis longtemps que le tout n’est pas la somme des parties. La dynamique collective n’est pas seulement le total des actions individuelles. Le travail n’est pas que la somme des contributions individuelles des travailleurs. Il se passe quelque chose de plus, lorsque les individus agissent en groupe, que le cumul de leurs personnalités et actions. La dynamique de groupe prend place dans une histoire partagée de culture de métier et de celle de l’organisation. Ainsi, nous savons bien que le rapport au risque, ou l’endurance face à la pénibilité du métier, sont des points forts de l’identité des métiers du bâtiment ou de l’industrie par exemple. Alors, dire ses maux au travail ne révèle pas la seule subjectivité du travailleur, mais prend forme dans une sémantique héritée d’une culture de métier.

L’environnement social du travailleur n’est pas ignoré par les modèles du stress, mais il est pensé sur le seul mode du gain (j’obtiens de l’aide de mes collègues ou supérieurs, j’ai un salaire satisfaisant), ou de la perte (je ne me sens pas assez soutenu, je dois prendre sur mon temps pour aider les autres, ma promotion de poste m’a été refusée). Or le gain ou la perte ne sont pas, bien heureusement, les seuls évènements du quotidien professionnel. Il y a aussi le développement, la transformation, qui ne sont pas des gains, mais des changements de nature qui font écho au sens du travail (Clot, 1999). L’environnement social peut être un potentiel de développement, de changement de point de vue sur son travail, pour aider à s’y sentir mieux, ou entrevoir des façons de faire pour y être moins mal à l’aise. On peut même faire l’hypothèse que les autres puissent porter un regard critique sur le travail qu’on leur demande, non pas parce qu’il y en a trop, ou que l’on doit aller trop vite, mais parce que cela ne correspond pas à l’image qu’ils s’en font. Mais voilà, la possiblité d’une critique sur la nature même du travail, et non son flux, est absente des modèles que nous avons décrits plus haut. Ils décrivent le travailleur comme pouvant compter son travail, mais pas l’imaginer différement. Ils l’imaginent pouvoir dire s’il a pu faire le travail qu’on attend de lui, mais pas s’il estime que c’est un travail bien fait.

Nous soulignions plus haut que la disponibilité d’outils d’évaluation pouvait être une explication du succès des modèles du stress et du burnout. Ces outils offrent une quantification des phénomènes psychiques qu’ils étudient. Cette logique évaluative, quantitative, est basée sur le postulat d’un seuil qui ferait basculer l’individu, ou l’entreprise, d’une situation acceptable à une situation non acceptable de stress. Ce seuil au délà duquel il faudrait agir d’urgence, est en réalité un paravent mis en place par les acteurs impliqués dans la prévention des RPS, qui permet d’entretenir leurs logiques d’actions habituelles, sans les modifier. Les chiffres, collectés individuellement, peuvent être lus de deux façons. D’abord par l’employeur comme un biais visant d’abord à critiquer la direction de l’entreprise, au lieu d’exprimer des avis individuels. L’employeur le discrédite en l’accusant de récupération politique. Ensuite par les représentants des salariés, qui affirment que les résultats des enquêtes ne sont que la partie visible de l’iceberg de la souffrance dans l’organisation. Pour ces acteurs, les outils évaluatifs sont utiles, mais ne révèlent qu’une mince partie des problèmes. Ainsi, les résultats chiffrés des enquêtes RPS sont pris dans la logique de confrontation politique habituelle.

Les difficultés associées à l’utilisation de ces outils de mesure proviennent aussi de leurs soubassements théoriques (Kovess-Masfety & Saunder, 2016 ; Schmid & al. 2020). En effet il n’existe aucun seuil scientifique faisant consensus, qui permettrait d’identifier un niveau de stress, de burnout, d’insatisfaction, d’engagement, qui serait “critique”. Les outils sont élaborés dans une perspective d’intensité continue (de faible à élevée), et non de nature (normal ou sain vs anormal ou pathologique). Ainsi, il est incorrect de lire les résultats d’une enquête RPS ayant utilisé une échelle de burnout, pour en tirer la conclusion, par exemple, que “25% des salariés sont en burnout”. Il est plus correct de dire que “25% des salariés ont des scores élevés de burnout”. La distinction peut sembler minime, mais il est important de rappeler que ces outils n’ont pas vocation à poser des diagnostics, mais à évaluer des tendances de réponses.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly
12
Q

Approche développementale du travail

A

Nous l’avons vu : les Risques Psycho-Sociaux occupent maintenant une place majeure dans les analyses de la psychologie appliquée au travail. Les antécédents et les conséquences de conditions de travail dégradées peuvent être mesurés, avec les limites évoquées plus haut. Mais il est possible d’envisager le travail sous un angle qui ne soit pas nécessairement doloriste. Le travail n’est pas que souffrance, bien heureusement. Il est aussi, voire d’abord, un vecteur de développement personnel. Pour être encore plus précis, il faut envisager l’activité déployée au travail comme indicateur de santé. La notion d’activité est centrale dans les analyses d’Yves Clot, dont nous vous proposons un article de synthèse (Clot & Litim, 2008) pour compléter ce cours (cet article est en lecture dans la rubrique Moodle de ce chaptire). L’auteur y présente des notions-clés pour comprendre en quoi les RPS peuvent aussi être des Ressources Psycho-Sociales.

Les concepts auxquels nous vous demandons de prêter un intérêt tout particulier sont :

*l’activité empêchée

*l’activité comme opérateur de santé

*la controverse professionnelle

Bien évidemment, la lecture de l’article en question ne suppose pas que vous l’appreniez “par coeur”. Nous le portons à votre connaissance car Yves Clot y développe de manière claire et argumentée le cadre théorique de la clinique de l’activité, qui est un apport majeur dans les débats sur les RPS.

Lorsque l’on prend contact pour la première fois avec le “style” d’Yves Clot, on peut être perturbé par la sémantique qu’il utilise. Les concepts, et les logiques, qu’il déploie ont des racines qui ne se situent pas d’abord dans la psychologie du travail, mais dans la psychologie du développement. Un auteur majeur dans l’histoire de la psychologie a clairement orienté les réflexions d’Yves Clot : Lev Vygotski. Il convient de rappeler brièvement quelques présupposés Vygotskien dont il s’est inspiré.

Il faut d’abord considérer que le sujet est d’essence sociale, car sans bain social, il ne peut ni se développer ni vivre. Le sujet ne devient pas social, il l’est pas nature. Son développement va lui permettre de rencontrer, et de maîtriser, des outils mis à sa disposition par son contexte social. C’est en se les appropriant, en les intériorisant, qu’il va suivre le chemin de l’individuation. On notera la radicale opposition entre l’approche de Vygotski et celle de Piaget concernant les chemins du développement psychique. Piaget fonde ses analyses sur le postulat d’une dynamique allant de l’individuel au social, alors que Vygotski fait l’hypothèse inverse. Pour Vygotski “l’individuel chez l’homme n’est pas le contraire du social mais sa forme supérieure”. La nature sociale du sujet conditionne la destination de son énergie, qui sera orientée vers l’échange et l’action sur son milieu de vie. Ainsi l’activité du sujet a une double fonction : répondre à celle d’autrui, et élaborer psychiquement l’individu. On voit poindre à ce stade un argument clé de la clinique de l’activité : celle-ci n’est jamais destinée qu’au seul sujet lui-même. Elle a un destinataire, et même si parfois celui-ci ne le sait jamais, le sujet qui la porte a besoin de l’imaginer, car sans cela son activité ne répondrait à rien. Nous avons toujours en tête, plus ou moins clairement, un interlocuteur auquel nous adressons notre travail.

On rappellera que le sujet est porteur d’une infinité de potentialités, mais qu’il doit en sélectionner certaines pour agir, et simultanément inhiber les autres. On pourra dire que par nature, l’activité réalisée est accompagnée, dans l’ombre, de celle qui s’est effacée à son profit. Le soignant qui doit quitter son patient pour un autre, alors qu’il aurait voulu rester plus longtemps à ses côtés, effectue son geste de soin en ravalant ce que son éthique de métier lui suggère, ce temps de présence dont le patient a besoin. On touche ici à l’activité empêchée, qui dit tout ce que le travailleur aurait souhaité effectuer, mais que les contraintes ont conduit à mettre de côté. L’activité empêchée révèle les traces de l’articulation entre la conception du travail bien fait portée par l’individu, et celle portée par l’histoire de son métier. Elle indique les “pré-occupations” du sujet lorsque celui ci est “au travail”. L’enjeu n’est pas d’envisager l’évanouissement de l’activité empêchée, mais de pouvoir en identifier les aspects les plus saillants dans le quotidien du travailleur, afin d’envisager d’éventuelles autres façons de procéder.

Car cette activité empêchée peut générer, sur un temps long, frustration, anxiété, colère. On touche là un postulat majeur : l’activité “tue” ou “empêchée” n’a pas moins d’importance que celle qui est réalisée. On comprend ici que travailler, ce n’est pas simplement faire ce que la fiche de poste nous indique : le travailleur est plus grand que sa tâche (Friedmann, 1955). L’activité développée par le sujet résonne de ses choix, des contraintes qu’il éprouve, de l’histoire du métier et de l’organisation qui la portent, et de celles des autres qui sont toujours présentes dans l’esprit du sujet. Comprendre le travail, c’est d’abord éclairer le travail par le prisme de l’activité, celle réalisée et celle ravalée.

Ainsi l’activité est un opérateur de santé car elle offre au sujet un support de réalisation de soi, mais elle peut aussi avoir des effets délétères sur la santé lorsque la part empêchée vient étouffer le quotidien. Lorsque le sujet ne se reconnaît plus dans son travail, quand il l’effectue à contre coeur car ce n’est pas ainsi qu’il se l’imagine, alors l’activité apparaît, dans ce cas par défaut, comme un élément clé de la santé du sujet. On peut entendre ici que le travail soigné est autant une exigence que le sujet s’impose à lui-même, qu’une condition pour que les atteintes à la santé des travailleurs soient réduites : soigner d’abord le travail, et celle des travailleurs ne s’en portera que mieux. La crise sanitaire nous a rappelé violemment que le travail bien fait n’est initialement pas une exigence de l’employeur, mais un besoin que le sujet s’impose à lui-même. Les exemples se sont multipliés durant cette crise. Ainsi, les ventes à emporter ont pu être un palliatif partiel et temporaire pour les restaurateurs, mais ceux-ci n’ont vraiment jamais eu le sentiment de faire vraiment leur métier, car celui-ci ne se résume pas à délivrer une assiette. La restauration ne concerne pas seulement l’estomac, elle est étymologiquement « l’action de restaurer, de remettre en activité, en vigueur”. Elle est un art visant à mettre le client dans les meilleures conditions pour qu’il se “restaure”.

Livrer une recette dans une boîte en carton à emporter, sur le palier du restaurant, ne peut que résonner de toute l’activité empêchée, et potentiellement porter atteinte à la santé du professionnel. Ce mouvement peut être d’autant plus prononcé, et dévastateur pour le sujet, que celui-ci évolue dans un “vide social”, lui interdisant de destiner son activité à quelqu’un ou quelque chose, et d’avoir en retour l’assurance que son activité, et donc que lui-même, a bien une réalité. Il faut comprendre que la nature sociale du sujet au travail s’alimente de l’échange, quelque soit sa forme (collaboration, confrontation de point de vue ou « dispute professionnelle »). Cette dialectique lui permet de situer son activité, se situer lui-même, et se projeter. La controverse professionnelle fait état des points de vue de chacun sur le travail à faire, le travail bien fait, le sens de celui-ci. Comprendre pourquoi, et comment l’autre fait son travail, parfois le même que le sien, mais avec son style personnel, est une étape importante dans l’analyse de l’activité. Discuter des critères du travail bien fait suppose que chacun mette au clair les siens, et accepte de les exposer. C’est une démarche forte d’affirmation de soi, et simultanément d’ouverture aux autres, et à leurs propres critères. Cela contribue à rendre vivant le travail mené en commun, en lui évitant de se scléroser autour des seules procédures organisationnelles, qui bien entendu ont leur rôle de fédération autour de projets communs, mais qui par nature ne peuvent pas tout prévoir, ni le sens que chacun met dans son travail. Là aussi, le télétravail qui s’est massivement développé durant la crise sanitaire a pu servir de révélateur. Les enseignants ont en particulier été concernés, et les interrogations sur les enjeux et stratégies de chacun ont pu être débattus, notamment à propos de l’enseignement à distance.

Les questions que nous venons d’aborder conduisent finalement à une condition nécessaire pour contribuer à la santé au travail : que le débat soit possible.

How well did you know this?
1
Not at all
2
3
4
5
Perfectly