La découverte du paupérisme Flashcards

1
Q

Qu’est-ce que la révolution industrielle?

A

L’industrialisation est l’un des faits majeurs du xixe siècle. Elle commence dès la fin du xviiie siècle en Angleterre, puis touche ensuite certaines régions de France, de Belgique, des territoires germaniques, de Suisse, du nord de l’Italie ou d’Espagne (en Catalogne) avant de s’étendre plus largement à l’échelle de l’Europe à partir des années 1850. L’intensification du travail, la mécanisation des activités textiles et l’usage du charbon et de la machine à vapeur transforment progressivement les formes de l’activité économique, l’organisation du travail et les modes de vie. Plutôt qu’à une « révolution » brutale et rapide, on assiste à des processus graduels, fondés sur la porosité entre les activités rurales, artisanales et industrielles (ce que l’histoire économique appelle la « proto-industrialisation », un système singulier de production et d’organisation du travail qui a pris son essor dès l’époque moderne et atteint son apogée au milieu du xixe siècle, en France particulièrement). Mais le choc, pour les contemporains, est tout à fait perceptible, en particulier en Angleterre : la population agricole y décline rapidement (elle ne représente plus qu’un cinquième de la population active en 1851), au profit de l’apparition de nouveaux centres urbains industriels et de nouvelles usines, où les conditions de travail, de logement et d’hygiène sont pénibles et peu régulées. La naissance du « capitalisme industriel » bouleverse l’horizon matériel et symbolique des sociétés européennes.

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2
Q

Qu’est-ce que le paupérisme?

A

Pour les contemporains, l’industrialisation engendre un nouveau phénomène qu’ils nomment le « paupérisme ». Dans un mémoire qu’il rédige en 1835, Alexis de Tocqueville définit ce terme comme un paradoxe des sociétés modernes : « Les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptent le moins d’indigents, et chez les peuples dont vous admirez l’opulence, une partie de la population est obligée pour vivre d’avoir recours aux dons de l’autre. » La croissance économique augmente certes le niveau de vie moyen des populations, mais elle creuse aussi les inégalités [Milanovic, 2019]. De nouvelles fortunes se constituent dans les domaines de la banque, des chemins de fer, de la production métallurgique, au moment même où des formes inédites de précarité et d’exploitation sociale apparaissent. La suppression ou l’affaiblissement des anciens modes de régulation sociale et professionnelle (les corporations, les églises, etc.) laisse les travailleuses et les travailleurs sans véritable protection, dans une époque qui valorise fortement le libéralisme économique et la responsabilité individuelle, plutôt que l’intervention de l’État et la régulation des marchés.

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3
Q

Comment émerge la “question sociale”?

A

La « question sociale » devient ainsi une préoccupation majeure dans plusieurs sociétés européennes au cours des années 1830-1840. Elle est une conséquence de l’industrialisation, qui recouvre des enjeux aussi bien économiques que médicaux, sociaux ou politiques. L’accroissement spectaculaire des inégalités de revenus et de patrimoines soulève en effet un défi redoutable pour les régimes qui se revendiquent du libéralisme politique. Les revendications démocratiques rencontrent les aspirations nouvelles des mondes ouvriers, qui contestent la tutelle sociale qu’exercent les anciennes et les nouvelles élites. Plusieurs types de réponses sont alors envisagés pour « résoudre » la question sociale et tenter de réguler le « capitalisme » (un terme utilisé sans doute pour la première fois par le républicain socialiste français Louis Blanc, en 1850). Les élites préconisent des initiatives volontaires et privées, tandis que des réformateurs d’inspiration socialiste aspirent à construire d’autres formes de communauté sociale pour limiter les effets de l’individualisme et du règne de la propriété privée. Émergent aussi des revendications démocratiques, qui appellent à élargir les conditions de participation à la politique pour mieux tenir compte des intérêts du plus grand nombre.

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4
Q

Quel est le paradoxe que soulève la Révolution industrielle ?

A

Le xixe siècle n’a cessé de célébrer la grandeur et les mérites du progrès industriel, de la science et des techniques. Pourtant, une inquiétude sourde se manifeste dès les premières décennies du siècle. Le grand récit de l’industrialisation, du décollage économique et de l’abondance matérielle ne doit pas occulter la lenteur des transformations, la vigueur des résistances et les conflits qui ont jalonné ce processus social [Jarrige, 2009]. La face obscure de l’industrialisation et du machinisme est très tôt perçue par les contemporains, qui ne bénéficient pas tous, loin de là, des avantages qu’apportent la mécanisation, le charbon ou la construction des chemins de fer. D’ailleurs, jusque vers 1850, mis à part en Angleterre où les machines à vapeur sont déjà nombreuses, les sources traditionnelles d’énergie (hydraulique, animale, etc.) continuent de jouer un rôle dominant dans les activités mécanisées.

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5
Q

Est-ce que les élites perçoivent la misère découlant de la Révolution industrielle ?

A

Convaincues des bienfaits du progrès, de la science et de l’industrie, les élites découvrent parfois avec stupéfaction les méfaits de l’industrialisation sur les conditions de vie, le corps et « l’état moral » des travailleuses et des travailleurs. Une inquiétude multiforme se cristallise au début des années 1830, en particulier lorsque sévit en Europe la deuxième pandémie de choléra, dans le contexte des épisodes révolutionnaires de 1830-1832. Les élites prennent alors conscience de la profonde interdépendance qui lie les classes fortunées aux classes populaires, face à un mal qui frappe toutes les couches de la population [Evans, 1988]. Rien qu’à Paris, la vague épidémique de 1832 provoque la mort de 20 000 personnes, aussi bien des gens du peuple que des hauts dignitaires politiques (à l’image du président du Conseil Casimir Perier). Le développement de la misère et de l’insalubrité dans les quartiers populaires des grandes villes comme Londres ou Paris semble avoir fait naître une menace médicale, sociale et politique qui requiert l’attention des médecins, des hygiénistes et des économistes, inquiets de voir se propager les « miasmes », perçus comme des conditions favorables à la circulation des maladies et à l’affaiblissement des corps et des esprits [Corbin, 1982].

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6
Q

Comment émerge la littérature de l’enquête sociale?

A

La première étape consiste à décrire les nouvelles conditions de travail, de vie et de logement des classes populaires, dans un monde opaque et profondément transformé depuis la fin du xviiie siècle. C’est à cette époque que se développe la pratique de l’enquête sociale, typique de la volonté de savoir du xixe siècle. Beaucoup sont initiées par des médecins, des hygiénistes et des organisations charitables pendant les années 1820-1840. En Angleterre, le médecin James Philipps Kay-Shuttleworth, secrétaire du bureau de santé de Manchester, mène une enquête pionnière sur La Condition morale et physique des classes laborieuses employées dans l’industrie du coton à Manchester (1832), dans laquelle il documente, statistiques à l’appui, la longueur des journées de travail (souvent supérieure à 14 heures), l’importance du travail infantile, l’ampleur du travail féminin, la faiblesse des salaires et les difficultés d’alimentation, de logement ou d’éducation. Il critique les effets nocifs, selon lui, de la loi sur les pauvres et appelle à l’éducation morale et religieuse des classes populaires. En France, l’une des enquêtes les plus célèbres est celle du docteur Louis-René Villermé, qui publie en 1840 son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Comme son collègue britannique, il consigne chiffres et observations rassemblés lors de visites dans les grandes régions françaises de l’industrie textile (le Haut-Rhin, Lille-Roubaix-Tourcoing, la Seine-Maritime ou encore la commune de Tarare dans le Rhône pour le coton ; Amiens, Reims et les Ardennes pour la laine ; Lyon, Saint-Étienne mais aussi Nîmes ou Avignon pour la soie), sans pour autant remettre en cause le processus d’industrialisation, dont les méfaits sont attribués à l’incurie des ouvriers eux-mêmes, selon un mode de raisonnement paternaliste et condescendant fréquent chez les élites de l’époque. Dans les territoires germaniques, on dénombre plus de 600 titres publiés sur la question du paupérisme pendant les années 1820-1840, avec une inquiétude particulière face au nombre d’indigents et au risque de révoltes sociales, qui se multiplient entre 1830 et 1847. La prise de conscience de la gravité de cette crise sociale passe par l’enquête et la statistique, mais aussi par des récits de voyage [voir l’encadré « flora tristan (1803-1844) »], des représentations picturales ou la littérature.

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7
Q

Comment l’industrialisation impact les villes et campagnes?

A

Au banc des accusés se trouvent, parmi d’autres, le phénomène d’urbanisation et l’apparition de villes industrielles où s’entassent les populations. La ville est souvent vue comme un lieu de perdition, de pollution et de « dégénérescence » des corps. Pourtant, la misère n’épargne pas non plus les campagnes, qui restent le cadre principal de vie pour les travailleuses et les travailleurs d’Europe continentale (dans les régions allemandes, 55 % de la population active est employée dans les campagnes vers 1850, tandis qu’en France la population reste majoritairement rurale jusqu’au début des années 1930). Les problèmes de subsistance, la faiblesse des rémunérations et la dépendance aux fournisseurs expliquent les difficultés rencontrées, dans des campagnes densément habitées, parles populations rurales, pour lesquelles la pluriactivité est une condition de survie. Il faut aussi prendre garde à ne pas exagérer la vitesse de « l’exode rural », parfois décrit comme un phénomène soudain et irrépressible au xixe siècle. Les migrations saisonnières sont nombreuses, mais pas forcément définitives ni toujours orientées vers les grandes villes. Dans des sociétés majoritairement rurales, les populations sont très mobiles, à la fois à courte et à longue distance. Les sentiers de la migration sont autant dictés par des considérations économiques (trouver un emploi saisonnier), que par des appuis familiaux et des logiques de groupes, sans oublier les facteurs politiques [Rosental, 1999].

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8
Q

Comment la société se découpe en deux extrêmes inégaux?

A

À l’autre extrémité de la société, les anciennes et les nouvelles élites connaissent une situation prospère, avec des niveaux d’enrichissement inédits, qui conduisent à l’accumulation des patrimoines, d’autant que les États taxent alors très peu les richesses. Cette polarisation sociale accentuée est bien perçue par les contemporains. Benjamin Disraeli publie en 1844 son roman Sibyl or the Two Nations qui diagnostique ce phénomène de profonde division sociale à l’œuvre dans les sociétés industrielles, que l’on retrouve ensuite dans les romans de Charles Dickens, en particulier dans son livre Hard Times, qui met en scène le conflit social dans la ville imaginaire de Coketown. En France, la thématique des « Deux Frances », séparées par une ligne courant de Saint-Malo à Genève, fait son entrée dans la statistique au cours des années 1830, en particulier dans la Statistique de la population publiée par Adolphe d’Angeville en 1836. Le Nord-Est apparaît dans cet ouvrage comme une France plus urbanisée, plus industrielle, dont la population, plus alphabétisée, paie plus d’impôts et se nourrit mieux. Si les conscrits y sont donc plus grands que ceux du Sud-Ouest, ils sont aussi souvent en moins bonne santé. Angeville note en effet que, sous l’effet de l’industrialisation, les tuberculeux y sont plus nombreux. Contrairement aux promesses de la Révolution française ou du progrès industriel, le libéralisme et l’industrialisation ne produisent donc pas un monde d’individus libres et égaux, mais révèlent des inégalités plus grandes encore que sous l’Ancien Régime. Celles-ci découlent de la sacralisation de la propriété privée et d’une vision morale du travail et de l’effort qui laisse peu de place à l’aide sociale ou à la solidarité [Piketty, 2019].

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9
Q

Comment les libéraux justifient ces inégalités?

A

Malgré leur inquiétude et leur empathie compassionnelle, les élites sociales privilégient dans l’ensemble une attitude de méfiance vis-à-vis de toute forme d’intervention publique pour réduire la pauvreté ou réguler les conditions de travail. Le libéralisme de l’époque, quoique soucieux du bien-être matériel des populations, fait retomber sur les épaules des pauvres la responsabilité de leur propre sort. Surtout, l’action étatique est jugée nocive et contre-productive, dans la lignée du mouvement tendant à supprimer les normes et les règlements qui régimentaient les économies mercantilistes sous l’Ancien Régime. Au Royaume-Uni, le libéralisme de Thomas Malthus se fait plus sombre et pessimiste que celui prôné par Adam Smith pendant les années 1770. Dans son Essai sur le principe de population (1798), Malthus diagnostique un désajustement croissant entre l’augmentation de la population et la rareté des ressources agricoles, si bien que les épisodes de disette et de famine lui paraissent être des formes inévitables de régulation démographique, mues par une sorte de providence religieuse. Pour l’économiste, un remède administré par les pouvoirs publics sous la forme d’une politique d’assistance serait pire que le mal, dont seul un ajustement naturel peut venir à bout.

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10
Q

Comment l’Etat intervient-il progressivement pour subvenir aux besoins des plus précaires?

A

Nombre de ses collègues prennent pour cibles les lois sur les pauvres (Poor Laws), en vigueur en Angleterre depuis l’époque élisabéthaine et qui garantit un mode d’assistance aux plus démunis dans le cadre des paroisses, financé par des impôts levés localement sur les contribuables les plus aisés. Une tentative d’expansion de ce mécanisme menée en 1795, sous le nom de système de Speenhamland, déclenche un vif débat entre les tenants du droit à l’assistance et les contempteurs de l’oisiveté [Polanyi, 1983]. Dans son mémoire de 1835 déjà cité, Alexis de Tocqueville reprend à son compte une large partie des critiques lancées par les libéraux britanniques contre la « charité légale », accusée de désinciter les pauvres de travailler et de les encourager au vice et à l’oisiveté. Inspirée par une vision condescendante des travailleurs et des classes populaires (« on dirait qu[e le pauvre] recule vers la barbarie, et placé au milieu des merveilles de la civilisation, il semble se rapprocher par ses idées et par ses penchants de l’homme sauvage », écrit Tocqueville), il considère que la pauvreté résulte d’un excès d’intervention publique et non de profonds déséquilibres engendrés par le système économique. Dans les territoires allemands aussi, où près de 20 % de la population des villes dépend des secours versés par les municipalités, les notables dénoncent le coût financier de ces mesures et leur inefficacité.

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11
Q

Qu’est-ce que la New Poor Law ?

A

Ces critiques d’inspiration libérale débouchent sur l’adoption par le Parlement britannique d’une réforme de la loi sur les pauvres en 1834 (New Poor Law). Cette loi a pour objectif de durcir les conditions d’accès à l’assistance publique et de la conditionner à l’exercice d’un travail. Elle prévoit l’ouverture de workhouses, au sein desquelles les pauvres et de nombreux enfants sont admis dans des conditions particulièrement difficiles. Les inspirateurs de la réforme entendent rendre l’assistance moins attractive et décourager les comportements supposés « oisifs ». Ces workhouses deviennent le symbole d’un libéralisme punitif, davantage orienté vers la mise au travail forcé des pauvres que vers la prise en compte de leurs droits à une vie digne et autonome. Ce libéralisme économique est imprégné des sensibilités portées par l’évangélisme protestant, selon lequel les réussites et les échecs économiques des individus sont la marque d’une sanction divine, une sorte de mise à l’épreuve qui doit conduire chaque individu à agir de manière responsable et conforme à la morale du temps [Hilton, 1988].

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12
Q

Quelle critique est adressé à l’égard des libéraux suite à la famine irlandaise ?

A

Cette philosophie sociale, qui privilégie la responsabilité individuelle à la protection collective, joue à plein lors de la « Grande Famine » qui frappe l’Irlande à partir de 1845. Les autorités britanniques, de plus en plus contestées par le mouvement nationaliste irlandais [voir chapitre 4], apportent une réponse d’ordre moral et punitif à ce qui constitue pourtant l’une des famines les plus graves de l’époque contemporaine. La crise est provoquée par la rencontre entre un champignon, le mildiou, qui ravage la production de pommes de terre irlandaise, divisée par trois entre 1845 et 1846, et un système agricole que son intégration forcée à l’espace économique britannique a rendu très spécialisé et dépendant vis-à-vis de cette monoculture. La réponse des élites est alors en phase avec les principes appliqués aux travailleurs et travailleuses pauvres depuis le début des années 1830 : distributions limitées de grain et de maïs aux populations, organisation de soupes populaires, ouverture de chantiers publics où les secours sont versés en échange du travail effectué. La mortalité atteint des niveaux particulièrement élevés dans les workhouses. Les conséquences humaines de cette crise agricole sont dramatiques : entre 1846 et 1851, elle provoque la mort d’environ un million de personnes (soit un huitième de la population irlandaise), emportées par la faim ou par les nombreuses maladies (choléra, typhus) dont la sous-nutrition favorise la propagation. Durant les mêmes années, un million d’Irlandais quittent l’île, pour le Royaume-Uni ou les États-Unis, suivis par un autre million pendant la décennie suivante. Entre 1846 et 1901, la population irlandaise s’effondre, passant de 8,6 à 4,5 millions d’habitants, une baisse exceptionnelle à l’échelle d’un continent qui connaît partout ailleurs une forte croissance démographique. Malgré cela, les élites britanniques n’ont pas dévié de leurs positions anticatholiques, certains voyant même dans la famine une occasion pour accélérer la concentration de la propriété agraire, sans engager de nouvelles dépenses.

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13
Q

Pourquoi parle-t-on d’exception libérale pour les enfants ?

A

Le credo libéral de la non-intervention de l’État rencontre cependant quelques timides exceptions, en particulier au sujet des conditions de travail des personnes les plus vulnérables, parmi lesquelles les enfants. Cette réalité bien documentée du premier xixe siècle [voir encadré] place en effet les libéraux face à l’ampleur de leurs contradictions : prôner l’éducation, l’effort et le mérite lorsque des enfants sont employés dès l’âge de 6 ou 7 ans dans les ateliers et les usines est au mieux inconséquent, au pire immoral. Une enquête parlementaire britannique s’en inquiète dès 1819, à l’instigation notamment de l’industriel philanthrope Robert Owen [voir la partie suivante], très préoccupé par cette question. Une première loi concernant les filatures de coton et les usines (Cotton Mills and Factories Act) est adoptée la même année pour interdire le travail des enfants de moins de 9 ans et limiter le temps de travail de ceux de moins de 16 ans à 12 heures par jour. Sans corps d’inspection, cette norme ne risque cependant pas d’être appliquée. Une loi de 1833 instaure donc une inspection des fabriques et limite à 9 heures par jour le travail des enfants de 9 à 13 ans et à 12 heures par jour celui des jeunes de 13 à 18 ans. En France, le débat sur le travail des enfants a lieu au début des années 1840, après que l’enquête du docteur Villermé et d’autres rapports ont attesté la réalité de ce phénomène et les situations sociales et sanitaires dramatiques qu’il recouvre. C’est au prix de longues et douloureuses discussions qu’est finalement adoptée la loi de 1841, qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et le limite à 8 heures jusqu’à 12 ans. Les réformateurs sociaux et les hygiénistes parviennent, non sans mal, à vaincre les résistances des milieux économiques hostiles à toute forme de régulation publique des conditions de travail. Certains industriels, cependant, se sont aussi engagés dans la voie d’une réduction du travail des enfants. Ainsi, dès 1827, Jean-Jacques Bourcart, membre de la Société industrielle de Mulhouse (SIM), demande la réglementation du travail des enfants dans les filatures. En 1837, c’est toute la SIM qui reprend cette idée dans une pétition. Celle-ci souligne la nécessité de préserver les ménages ouvriers mais aussi le besoin de mettre fin au désavantage concurrentiel que subissent les patrons qui refusent d’employer des enfants en bas âge pour des raisons morales.

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14
Q

Quels sont les œuvres philanthropiques des propriétaires et industriels?

A

Le refus de toute forme d’intervention publique ne signifie toutefois pas que les riches, les propriétaires et les industriels se désintéressent de la question sociale. Néanmoins, selon eux, la réponse doit venir de l’initiative privée, sans obligation légale ni redistribution opérée par les pouvoirs publics. Leur but est de moraliser les pauvres et les travailleurs pour qu’ils s’imprègnent des valeurs dominantes de l’époque. Les œuvres philanthropiques se multiplient ainsi au cours du premier xixe siècle, dans le prolongement d’un mouvement apparu dès les années 1780 (la Société philanthropique de Paris a été créée en 1780). Les élites, qu’elles soient issues de l’Ancien Régime ou nées de la révolution industrielle, rivalisent d’activités pour venir en aide aux plus pauvres et leur indiquer le « bon chemin ». Définie par l’amour et le souci de l’humanité, la philanthropie tente de se distinguer de la charité catholique en insistant sur l’inspiration rationnelle qui la guide, même si la frontière entre ces deux formes d’action sociale n’est jamais simple à tracer [Duprat, 1996-1997]. Les philanthropes, que l’on retrouve dans tous les pays, aspirent à recréer du lien social tout en maintenant la tutelle des plus pauvres. Ces hommes et ces femmes font appel au devoir moral des classes aisées plutôt qu’à la reconnaissance des droits des plus pauvres à bénéficier de la bienfaisance publique. L’une des figures de cette mouvance, le baron de Gérando, popularise le modèle de la « visite aux pauvres » pour recréer du lien entre des groupes que tout sépare. Son ouvrage paru en 1820 connaît un succès international, à tel point que cette pratique devient un lieu commun pour illustrer la sollicitude des puissants vis-à-vis des personnes que la vie n’a pas épargnées et dont l’exemple doit les aider à se tirer d’affaire. En 1833, Frédéric Ozanam et plusieurs étudiants catholiques fondent la Société de Saint-Vincent-de-Paul à Paris, qui tente de s’installer au contact des populations et préconise la visite aux pauvres comme manière de leur venir en aide. Les œuvres créées, qui peuvent être d’inspiration religieuse ou laïque, concernent l’ensemble des communautés. Des orphelinats, des hospices, des dispensaires sont fondés par les legs et donations des grandes fortunes de l’époque, tandis que les « dames patronnesses » s’investissent dans cette forme d’action sociale en organisant kermesses, loteries et actions de bienfaisance. Les sociétés de charité maternelle, dont les antennes se multiplient en France lors de la première moitié du xixe siècle, viennent par exemple en aide aux jeunes mères qui n’ont pas les moyens de s’occuper de leurs nouveau-nés afin d’épargner à ces derniers la mise en nourrice, considérée comme destructrice du lien maternel et donc de l’ordre social [Adams, 2010]. Du côté de l’Angleterre, les initiatives philanthropiques sont si nombreuses que la Charity Organization Society est créée en 1869 pour coordonner leur action.

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15
Q

Comment responsabilise-t-on les travailleurs ?

A

Au-delà des dons et des secours, les élites libérales cherchent à promouvoir le travail et l’épargne, conformément à l’idée selon laquelle seule la responsabilité individuelle permettrait d’accéder au salut et à la rédemption. Si les pauvres sont pauvres, ce serait en somme parce qu’ils manqueraient des qualités morales indispensables à la réussite économique (frugalité, effort, tempérance). Le mouvement des caisses d’épargne, né en Allemagne et en Suisse à la fin du xviiie siècle, invite ainsi les classes moyennes et populaires à placer leur argent dans ces nouvelles institutions financières, dont les fonds sont gérés par les élites. À défaut d’avoir du capital hérité, celles et ceux qui travaillent sont appelés à épargner pour se protéger des risques de l’existence et faire face aux difficultés qui pourraient leur advenir, à leurs familles et à eux. Au Royaume-Uni, les friendly societies (sociétés de secours mutuels) connaissent un essor rapide et proposent non pas un dispositif d’épargne individuelle, comme les caisses d’épargne, mais une solution de prévoyance collective permettant à chaque adhérent de profiter de la mutualisation des cotisations pour bénéficier d’une aide en cas d’accident de la vie. En France, la Caisse d’épargne et de prévoyance de Paris est fondée en 1818. Elle est soutenue par de grandes figures de la bourgeoisie financière et libérale de l’époque, tels Benjamin Delessert, le duc de La Rochefoucauld- Liancourt, Jacques Laffite ou Casimir Perier. En quelques décennies, les caisses d’épargne se multiplient aussi dans les villes moyennes (on en compte 542 en 1881). À défaut de drainer l’épargne des classes ouvrières, dont les revenus ne sont souvent pas suffisants pour autoriser des comportements d’épargne, ces institutions collectent des fonds conséquents auprès des classes supérieures et d’une partie des classes moyennes [Christen-Lécuyer, 2004]. En Prusse, des lois de 1845 et 1849 permettent aux autorités municipales d’obliger les ouvriers à cotiser à des caisses de secours mutuel. Le Verein für das Wohl des arbeitenden Klassen relaie ces appels à l’épargne et à la retenue. À la fin des années 1850, l’ouvrage du Britannique Samuel Smiles, Self Help (1859), fait l’éloge des valeurs de frugalité et d’épargne typiques de l’ère victorienne. Il devient par la suite une référence incontournable à l’échelle internationale, traduite en de multiples langues. Au même moment, le mouvement tempérant des Teetotalers plaide pour l’abstinence complète de toute consommation d’alcool, présentée comme une voie de rédemption pour les classes populaires (toujours soupçonnées de se complaire dans le jeu, l’alcool ou la paresse, selon les préjugés de classe de l’époque).

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16
Q

Comment émerge le paternalisme en Europe?

A

C’est enfin au sein des ateliers et des usines que le patronat s’attache à démontrer sa sollicitude envers les travailleurs et les travailleuses. Les années 1830-1880 marquent l’essor du paternalisme social. Les employeurs ont en effet le plus grand intérêt à essayer de stabiliser la main-d’œuvre, en lui offrant des conditions de travail et de logement suffisamment attractives. Ces patrons insistent sur leur désir d’améliorer le sort des familles et de leurs enfants, à travers la construction de logements ouvriers, d’écoles ou d’économats. Toutefois, cette « politique sociale sans État », comme l’appelle le sociologue Robert Castel [1995], a pour contrepartie le refus de toute forme d’autonomie collective des ouvrières et des ouvriers : dans le modèle paternaliste, le patron entend recréer une famille symbolique où les employés sont considérés comme des « enfants » placés sous la tutelle bienveillante de leur employeur. L’existence d’un syndicat et l’action collective, par exemple sous forme de grève, sont donc inconcevables, y compris après leur légalisation pendant les années 1860-1880 [voir chapitre 12]. La cité ouvrière du Creusot, fondée par la famille Schneider, est l’un des exemples les plus célèbres de ce modèle en Europe à l’époque. Le développement de ce bassin sidérurgique et métallurgique est spectaculaire entre les années 1830 et les années 1860 : la population ouvrière du Creusot atteint les 10 000 individus vers 1870. Les Schneider construisent des logements et marquent leur empreinte sur l’ensemble du territoire de la ville, exerçant aussi le pouvoir à l’échelle locale. On retrouve le même type d’encadrement social dans la Ruhr, en Belgique à Seraing [voir encadré], et bien sûr en Angleterre, à l’image de la ville imaginaire dépeinte par Charles Dickens dans son roman Hard Times (1854).