Les combats du libéralisme insurrectionnel Flashcards
Quels sont les foyers des mouvements libéraux ?
Le libéralisme n’est pas seulement une doctrine ou un corpus d’idées abstraites. Dans cette période mouvementée, il est un combat, mené parfois les armes à la main, dans des situations politiques conflictuelles. La recherche historique des vingt dernières années a beaucoup insisté sur les liens de fraternité entre combattants de la liberté qui partagent des idéaux communs et promeuvent la stratégie insurrectionnelle contre les pouvoirs de l’Europe de Vienne. Les relations nouées en exil à Londres, Paris, Genève ou Bruxelles, l’action des sociétés secrètes, ainsi que les engagements croisés par lesquels des Italiens, des Grecs, des Espagnols, des Français ou des Britanniques combattent pour la même cause, contribuent à tisser l’« Internationale libérale » décrite par l’historien Maurizio Isabella. Bien qu’élitiste, cette Internationale constitue une véritable société civile transatlantique où le libéralisme s’épanouit tout en brouillant parfois ses frontières avec le républicanisme ou le bonapartisme.
Quelle configuration prennent les contestations libérales ?
Le rétablissement des pouvoirs absolus ou quasi absolus dans l’Europe du congrès de Vienne ne tarit pas les oppositions et les contestations. Il les reconfigure dans la mesure où la censure, la surveillance policière et l’interdiction des associations empêchent d’envisager une action à visage découvert, si ce n’est dans les quelques espaces (presse ou Parlement) ouverts à la participation d’une infime minorité. C’est pourquoi la période 1815-1830 est l’âge d’or des sociétés secrètes, y compris pour des acteurs issus des classes favorisées, bourgeoises et libérales de la population. Ces sociétés, souvent inspirées des loges maçonniques ou d’autres sociétés initiatiques, qui garantissent secret et confidentialité, sont un lieu de rencontre et de politisation pour de nombreux opposants aux régimes restaurés, issus des rangs de l’armée, des professions libérales ou des mondes étudiants. On peut y trouver des bonapartistes nostalgiques de l’Empire, des républicains et des jacobins avides de défendre les idéaux de 1792-1793, et des libéraux hostiles à l’inspiration contre-révolutionnaire des grandes puissances de l’époque. Ces sociétés secrètes poursuivent une action politique « en clair-obscur », pour reprendre une expression de l’historien Jean-Noël Tardy [2015]. Elles conjuguent des formes conspiratives, secrètes et souterraines, avec des prises de parole légales et publiques, lorsque celles-ci sont possibles et tolérées. Mais le point commun de ces sociétés, dans l’Europe des années 1815-1830, est le partage d’une culture insurrectionnelle : il faut renverser les pouvoirs en place par des soulèvements préparés dans la plus grande discrétion. Le triomphe des principes libéraux n’est possible que par l’action clandestine et opaque. Cette genèse du « libéralisme en action » tranche avec l’image habituelle d’une idéologie libérale bourgeoise, raisonnable et compassée, et montre que le conflit est partie prenante de l’histoire des libéralismes européens.
Qu’est-ce que la société secrète des carbonari ?
La société secrète la plus célèbre de l’époque, celle qui s’impose comme un modèle pour de multiples opposants, est la société des carbonari, apparue dans le sud de la péninsule italienne pendant la période napoléonienne. Elle tire son nom de la corporation des bons cousins charbonniers, dont elle politise les objectifs et les formes d’organisation, et s’inspire également des loges maçonniques. Tout l’enjeu est de garantir le secret et la loyauté des membres de la société, qui doivent s’engager à ne jamais divulguer les noms des autres membres, de peur de faire s’effondrer l’ensemble du groupe. Pour ce faire, les carbonari utilisent des rituels initiatiques, des formes de mise à l’épreuve qui permettent de tester le courage de ses membres et leur détermination. L’organisation secrète s’efforce aussi de cloisonner ses sections locales (appelées « ventes »), pour éviter que la structure et la composition de l’ensemble de la société puissent être dévoilées. Dans la Charbonnerie italienne, la dimension initiatique emprunte à l’imaginaire christique et à la société des apôtres. Le mot d’ordre de la société, « foi, espérance, charité », témoigne de cet ancrage ambivalent, à la frontière des Lumières, du christianisme et du secret maçonnique. La culture des armes y est très présente, avec le recrutement d’anciens militaires, hostiles aux régimes issus du traité de Vienne. Dans le royaume des Deux-Siciles, le projet des Bourbons de revenir à l’absolutisme pousse de nombreuses personnes à rallier les sociétés secrètes. C’est aussi le cas dans les États pontificaux ou dans le royaume de Lombardie-Vénétie, sous domination autrichienne. Les carbonari aspirent à renverser les pouvoirs ou à leur imposer des mesures libérales : leur rôle dans les insurrections du début des années 1820 est capital [voir section suivante].
Qu’est-ce que la Charbonnerie française ?
Cette forme d’organisation est transplantée dans d’autres pays au début des années 1820, en particulier en France, au moment où le régime de la Restauration incline vers une politique ultraroyaliste, après l’assassinat du duc de Berry par l’ouvrier Louis Pierre Louvel. La Charbonnerie française, bien étudiée par Jean-Noël Tardy, est emblématique de la dimension composite de cette action clandestine. L’histoire veut, sans que cela soit formellement avéré, que deux voyageurs présents à Naples pendant l’insurrection de 1820 (Joubert et Dugied) aient ramené en France les statuts de la Charbonnerie italienne. Ce qui est sûr, c’est qu’en à peine deux ans, entre 1820 et 1822, la Charbonnerie française prend une ampleur considérable. Elle s’organise en « ventes » locales, réunies dans une structure pyramidale et fortement centralisée, même si coexistent en son sein des tendances plus fédéralistes et décentralisées. Il est par définition impossible d’évaluer le nombre de membres d’une société secrète, dont tout l’objectif est d’éviter que les autorités puissent saisir des listes et arrêter l’ensemble de leurs participants. La variété des estimations permet toutefois d’évaluer autour de 30 000 le nombre de membres de la Charbonnerie sur l’ensemble du territoire métropolitain. La composition sociologique du mouvement illustre les regroupements qui s’opèrent, avec une orientation plutôt élitiste : on y trouve beaucoup d’anciens militaires, des étudiants et des membres des professions libérales (avocats, médecins). Certaines figures politiques et économiques, tout à fait connues par ailleurs, en font également partie, ce qui réunit dans une même société combattants de l’ombre et figures publiques du libéralisme. On sait par exemple que le marquis de La Fayette, « héros des deux mondes » depuis sa participation à la guerre d’indépendance des États-Unis, en est un membre actif. De riches banquiers et industriels, comme Jacques Koechlin ou Jacques Laffitte, apportent également leur soutien, tout comme l’artiste Ary Scheffer. Sur le plan idéologique, l’opposition commune au régime de la Restauration explique que s’y retrouvent aussi bien des libéraux que des bonapartistes ou des républicains (François-Vincent Raspail ou Pierre Leroux) : les frontières politiques s’abaissent lorsqu’il s’agit de combattre un ennemi commun.
Comment se manifeste la Charbonnerie française ?
La Charbonnerie tente plusieurs soulèvements et insurrections au cours de l’année 1822. Une première tentative a lieu à Belfort en janvier 1822, puis à Saumur, Strasbourg, etc. À La Rochelle, quatre sergents sont arrêtés, jugés et condamnés à la peine de mort ; ils deviennent des martyrs du mouvement. Toutes ces tentatives, parties des rangs de l’armée, échouent. Rien que pour l’année 1822, on dénombre 200 arrestations et 11 exécutions. Ces insuccès, couplés aux divisions internes à la société française, précipitent l’essoufflement de l’action des carbonari après 1823.
Est-ce que l’ordre de Vienne est remise en cause ?
Les actions subversives de la Charbonnerie française en 1822 s’inscrivent dans un contexte européen beaucoup plus large de soulèvements et d’insurrections menés par des sociétés secrètes à travers le monde méditerranéen. L’ordre de Vienne n’est pas directement contesté en son sein, autour de l’empire d’Autriche ou du royaume de Prusse, mais plutôt là où des pouvoirs absolus ont été rétablis de manière abrupte en 1815, avec des politiques ouvertement réactionnaires [voir chapitre 3]. Un cycle de soulèvements affecte ainsi le pourtour méditerranéen de 1820 à 1823 [Innes et Philps, 2018].
Comment le soulèvement insurrectionnel début-il ?
L’engagement insurrectionnel commence le 1er janvier 1820 en Espagne, lorsqu’un groupe d’officiers refuse de s’embarquer pour partir combattre les indépendantistes sud-américains au nom du roi Ferdinand VII. À la tête de ce pronunciamiento se trouve Rafael del Riego (1784-1823), ancien militaire des guerres napoléoniennes et membre d’une loge maçonnique libérale. À l’image d’autres officiers en rupture de ban, il affiche sa fidélité à la Constitution de Cadix de 1812, que le souverain Ferdinand VII s’était empressé d’abroger à son retour sur le trône en 1814. Les insurgés se soulèvent au nom du tryptique « Liberté, Nation, Constitution ». Dès le 7 mars 1820, Ferdinand VII est obligé d’accepter le rétablissement de la Constitution. Les libéraux adoptent toute une série de mesures telles que l’abolition de l’Inquisition ou la suppression de l’ordre des Jésuites. Ils instaurent également un régime de liberté de la presse et promeuvent la tenue de débats politiques dans les cafés et les réunions publiques. Dans le sillage de ce soulèvement espagnol, une révolution éclate en août 1820 au royaume du Portugal, organisée ici aussi par les membres des sociétés secrètes. Ces derniers réclament le retour en Europe du roi Jean VI, réfugié au Brésil depuis 1807 et l’invasion de la péninsule Ibérique par Napoléon. Revenu à Lisbonne en 1821, Jean VI ratifie en 1822 la constitution libérale rédigée par l’Assemblée constituante créée en 1820. Ce texte, qui cherche à rétablir la prééminence du Portugal vis-à-vis de ses territoires sud-américains, n’empêche toutefois pas les sécessionnistes brésiliens, regroupés derrière Pierre, le fils de Jean VI, de persister dans leur désir d’indépendance, proclamée dès le 7 septembre 1822.
Qu’est-ce que l’insurrection populaire de Palerme?
Les événements espagnols ont également des répercussions plus à l’est, dans la péninsule italienne. Une révolte éclate en effet en Sicile en juillet 1820. L’insurrection populaire de Palerme, portée par les corporations, s’étend ensuite à la partie continentale du royaume des Deux-Siciles. Le carbonaro Guglielmo Pepe (1783-1855) est directement impliqué dans ce soulèvement armé, qui bénéficie de l’appui décisif de la Charbonnerie. Dès le 6 juillet 1820, le roi Ferdinand Ier est contraint d’accepter une constitution libérale, la tenue d’élections et la convocation d’un Parlement à Naples le 1er octobre. Quelques mois plus tard, en mars 1821, c’est au tour du royaume de Piémont-Savoie d’être touché par une insurrection. Le roi Victor Emmanuel Ier est contraint d’abdiquer et de s’effacer au profit de Charles-Félix.
Comment l’ordre de Vienne réagit aux insurrections en Italie ?
Cet enchaînement ne pouvait laisser indifférentes les puissances du congrès de Vienne, en particulier l’Autriche, directement contestée dans la péninsule italienne. Au congrès de Troppau, en 1820, elle se met donc d’accord avec la Prusse et la Russie pour organiser une intervention militaire en Italie, avec le soutien du pape. En mars 1821, l’armée autrichienne est aux portes de Naples. Les troupes de Guglielmo Pepe sont défaites et Ferdinand Ier peut alors abroger la Constitution et lancer la répression contre les carbonari. Quelques mois plus tard, l’armée autrichienne joue aussi un rôle décisif dans l’écrasement du soulèvement libéral piémontais.
Comment s’organise l’ordre de Vienne sur la plan interne face aux insurrections de 1822-1823?
Reste le problème espagnol, où les libéraux maintiennent le roi Ferdinand VII dans une forme de marginalité. À nouveau réunies lors du congrès de Vérone (octobre-décembre 1822), les puissances décident de confier à la France de la Restauration (représentée par François-René de Chateaubriand) le mandat d’intervenir militairement en Espagne pour « délivrer » le roi Ferdinand VII et le rétablir dans la plénitude de ses pouvoirs. Il s’agit de la première expédition militaire française depuis la fin des guerres napoléoniennes, soutenue par la Quintuple Alliance. L’expédition des « 100 000 fils de Saint Louis », ainsi qu’on l’appelle, débute en avril 1823 avec le franchissement des Pyrénées par la Bidassoa. Commandées par le duc d’Angoulême, neveu de Louis XVIII, les troupes françaises progressent difficilement. Les leaders libéraux espagnols reçoivent le renfort de militants italiens et d’autres engagés dans les combats du début des années 1820. Cadix finit par capituler en septembre 1823, après la victoire acquise à l’île du Trocadéro. Quand bien même le duc d’Angoulême avait mis en avant son souci de ménager les populations locales et de simplement œuvrer à la libération de Ferdinand VII, les auxiliaires espagnols commettent de nombreuses exactions. La page du Trienio liberal se referme : Rafael del Riego est arrêté, condamné à mort puis exécuté le 7 novembre 1823. Ferdinand VII profite une nouvelle fois d’une intervention armée étrangère pour suspendre la Constitution de Cadix et lancer la répression contre les libéraux, même si les dix dernières années de son règne, de 1823 à 1833, témoignent aussi d’une recherche d’équilibre entre la répression et la modernisation des structures de l’État [Luis, 2002]. Cette expédition française en Espagne est le symbole de la prétention des grandes puissances à s’immiscer dans les affaires internes d’un pays, au nom de la préservation de la sécurité collective européenne et de la lutte contre les mouvements libéraux et révolutionnaires.
Comment se manifeste l’insurrection libérale en Russie ?
Cet ancrage méditerranéen de la culture insurrectionnelle a aussi son équivalent à l’autre bout de l’Europe. En décembre 1825, une insurrection des élites et des officiers, issus de la noblesse libérale, a lieu à Saint-Pétersbourg, après la mort du tsar Alexandre Ier. L’insurrection « décembriste » (ou « décabriste », selon la traduction utilisée), portée elle aussi par des sociétés secrètes (l’Union du Nord et l’Union du Sud), témoigne de l’existence d’aspirations constitutionnalistes parmi les milieux dirigeants russes, sans pour autant déboucher sur une atténuation du pouvoir autocratique du nouveau tsar Nicolas Ier. Les conspirationnistes sont arrêtés sans ménagement, exécutés ou déportés en Sibérie.
De quelle manière éclate l’insurrection grecque ?
La Grèce est à l’époque une province de l’Empire ottoman. Des sociétés secrètes se sont créées pour contester cette tutelle et réclamer l’émancipation des populations locales vis-à-vis de la Sublime Porte. L’Hétairie est fondée à Odessa en 1814 par des marchands et avec le soutien de la Russie, soucieuse d’étendre son influence vers la Méditerranée. L’un des leaders de l’Hétairie, Alexandre Ypsilantis, issu de l’aristocratie grecque d’Istanbul, est aussi un officier de l’entourage du tsar. Il se prévaut de son soutien pour préparer un soulèvement dans les régions de la Valachie et de la Moldavie. En 1821, lui et ses troupes lancent leur opération. Mais les Russes préfèrent se montrer prudents dans un contexte de contestations généralisées et se désolidarisent de l’initiative d’Ypsilantis lors du congrès de Laybach. Cette première insurrection aurait donc pu faire long feu (Ypsilantis est contraint de se réfugier en Autriche), mais elle déclenche un autre soulèvement plus vaste, en Morée (l’actuel Péloponnèse). Le clergé orthodoxe apporte son appui, et des bandits locaux, les klephtes, accentuent encore les tensions en poursuivant des buts aussi variés que l’enrichissement, la lutte contre les pouvoirs locaux ou la recherche d’une émancipation nationale. Les insurgés proclament l’indépendance de la Grèce et convoquent la tenue d’une assemblée nationale de tous les Hellènes à Épidaure en janvier 1822. L’Empire ottoman réplique vivement : le patriarche grec de Constantinople est exécuté, tout comme d’autres représentants de la communauté grecque. En 1822, la répression ottomane aurait fait plus de 20 000 morts sur l’île de Chio, dont de nombreux civils. Le peintre Eugène Delacroix, tout comme le poète britannique Lord Byron, immortalisent le martyre des populations grecques et contribue à attirer l’attention des élites ouest-européennes sur ce conflit. Les grandes puissances, qui refusent initialement de soutenir une révolte nationale, sont progressivement contraintes d’abandonner leur attitude de réserve.
Comment se mobilise les peuples européens en Grèce?
L’insurrection grecque n’aurait sans doute jamais acquis une telle réputation sans la mobilisation des courants philhellènes à travers toute l’Europe. Le combat des insurgés, quand bien même ses visées pouvaient être très prosaïques, est perçu comme un enjeu de civilisation, entre l’Occident « chrétien » et la Turquie ottomane [sur la dimension multiconfessionnelle de l’empire ottoman, voir chapitre 9]. Des comités de soutien sont créés dans les grandes villes européennes, d’abord à Londres en 1823, puis à Paris et dans des villes allemandes. Des poètes, des artistes, des diplomates popularisent la question grecque, jouant du pathos et de la souffrance à distance pour créer un sentiment d’identification [Mazurel, 2012]. Le soutien apporté aux insurgés grecs s’inscrit dans une sensibilité plus large de valorisation du recours aux armes. Les réseaux philhellènes mobilisent des libéraux, des membres de sociétés secrètes ou bien encore des membres de la haute société, qui expriment leur compassion pour les Grecs et leur rejet de la puissance ottomane. Les comités philhellènes ne se contentent pas de formuler des paroles de réconfort : ils collectent des fonds, envoient des armes et des secours sur place, organisent l’accueil des réfugiés, dont certains débarquent à Marseille. D’autres militants vont plus loin et s’engagent personnellement dans les combats : ce mouvement de volontariat international concerne près de 1 000 engagés, de diverses nationalités. Le Britannique Lord Byron, l’Italien Santorre di Santarosa, l’officier français Charles Nicolas Fabvier sont quelques-uns des visages de cette mobilisation, qui rassemble des militaires, des lettrés et des aventuriers. L’aide internationale prend aussi la forme de prêts financiers accordés, depuis Londres, aux insurgés grecs, alors même que ces derniers n’ont pas encore obtenu la reconnaissance de l’indépendance de leur État.
Pourquoi certains philhellènes sont déçus par la réalité en Grèce?
Tous ces efforts, portés par une idéalisation de la Grèce ancienne et la méconnaissance des réalités locales, ont parfois suscité de vives désillusions. John Bowring, disciple de Jeremy Bentham et intermédiaire privilégié des aides financières versées aux Grecs, déplore les conflits et les rivalités qui déchirent les combattants grecs, auxquels il est reproché de ne pas être à la hauteur de l’image platonicienne que les Européens plaquaient sur eux : « Envoyer des secours pécuniaires en Grèce ne serait que pure perte. Il est bien à déplorer, mais il n’est que trop vrai que les énormes sommes qui ont été remises de ce pays-ci en argent ont été presque en totalité perdues pour la Grèce et, à ce que je crains, pour l’Angleterre. Dissipé sans prévoyance ou pillé par les différentes factions, soit des chefs militaires, soit des insulaires – qui se sont emparés l’un après l’autre du pouvoir –, cet argent n’a rien avancé, il a peut-être fait reculer la cause de l’indépendance. » (Lettre de John Bowring à Jean-Gabriel Eynard, 1er novembre 1825)
Quelles conséquences entrainent l’indépendance de la Grèce?
a mobilisation philhellène contribue à modifier la position des grandes puissances, qui s’impliquent plus directement à partir de 1827. Les flottes alliées coulent celle des Turcs et des Égyptiens lors de la bataille de Navarin, en octobre 1827. Face à l’engagement des Russes, des Français et des Britanniques, l’Empire ottoman finit par reconnaître le principe de l’autonomie de la Grèce, puis sa pleine indépendance, selon les termes du traité conclu à Londres le 3 février 1830. La formation de ce nouvel État indépendant laisse toutefois de nombreuses questions en suspens. En 1827, l’Assemblée nationale grecque avait choisi pour président le noble corfiote Jean Capodistria. Ce dernier peine à contenir les divisions qui déchirent la société grecque insurgée et finit par être assassiné en octobre 1831. L’indépendance proclamée, puis reconnue par les grandes puissances, n’a donc pas résolu la question de l’organisation institutionnelle du nouvel État grec. Face aux tensions internes, les chancelleries européennes décident de placer sur le trône de cette nouvelle monarchie un prince étranger, le jeune Otto de Bavière (âgé de seulement 17 ans en 1832), qui arrive en Grèce en 1833. Comme à d’autres reprises au cours du xixe siècle, un jeune État indépendant, qui revendique un droit à l’émancipation nationale, est formé grâce à l’intervention d’autres puissances et dirigé par un souverain d’origine étrangère. L’exemple de la Grèce souligne à quel point il faut se méfier d’une lecture téléologique de ces affrontements, qui n’indiquent en rien le triomphe de l’idée nationale grecque, certes soutenue par l’Église orthodoxe. Les mobilisations qui ont conduit à cette indépendance sont diverses et variées, et les partisans d’une vision nationale idéalisée sont encore frustrés. La Grèce indépendante ne contient qu’une partie de la Grèce continentale et des îles de la mer Égée. La construction nationale grecque se poursuit tout au long du xixe siècle, avec l’invention d’une langue nationale (le grec moderne, défendue par le philologue Adamantios Koraïs), une politique d’expansion territoriale et le resserrement des liens avec le clergé orthodoxe.